CHAPITRE PREMIER
— Veuillez vous identifier.
L’ordre avait jailli du récepteur holographique sans qu’un visage n’apparaisse à l’intérieur du cône de projection, comme si l’interlocuteur tenait à conserver l’anonymat. Le Vioter ne savait pas si cette voix nasillarde émanait de la tour de contrôle d’un astroport ou de l’un des trois bâtiments de guerre alignés devant son vaisseau. Au second plan, la planète occupait les trois quarts de la baie vitrée de la cabine de pilotage. D’un brun tirant sur le rouille, recouverte par endroits d’un filet ajouré de nuages ocre, elle s’appelait Stegmon et était, selon la carte holographique du tableau de bord, la quatrième planète tellurique d’un système à une étoile, une géante rouge du nom d’Amphotelle.
— Veuillez vous identifier.
Le ton était devenu menaçant. Le Vioter se rendit compte qu’il arrivait sur un monde en guerre – ou en état d’alerte – et il lui fallait d’urgence trouver une bonne raison à sa présence dans les parages.
— Je suis un simple voyageur en provenance de la planète Ewe, déclara-t-il en se penchant machinalement sur le micro. Je cherche un vaisseau à propulseur hypsaut pour regagner le plus vite possible la Seizième Voie Galactica.
Un long silence ponctua ses paroles. Il en profita pour diriger, à l’aide du clavier de l’ordinateur, le mouchard holographique de bord sur les trois bâtiments qui lui faisaient face. Aucun canon ne saillait de leurs meurtrières ou de leurs barbacanes, mais les flux bleutés qui couraient entre leurs flancs arrondis montraient qu’ils étaient reliés par des champs magnétiques à haute densité. Des images de fuselage, de hublots, de tuyères, de paraboles défilèrent à l’intérieur du cône de projection, suffisamment précises pour donner à Rohel une idée de leur âge et de leur état : nettement plus récents que le vaisseau partek avec lequel il avait franchi les trois années-lumière séparant la planète Ewe du système d’Amphotelle, ils étaient également plus rapides, mieux armés. Comme lui-même ne disposait ni de créateur d’artefacts – générateur de leurres ondulatoires – ni de bouclier protecteur, il n’aurait pratiquement aucune chance de leur échapper au cas où les choses tourneraient mal.
— Simple voyageur n’est pas une identité acceptable, reprit la voix. Présentez-vous.
— Je suis Selphen Ab-Phar, mentit Le Vioter.
Il avait prononcé le premier nom qui lui était venu à l’esprit. C’était celui d’un habitant d’Ewe, la planète aquatique d’où il était parti une quinzaine de jours plus tôt.
— Pourquoi cherchez-vous à atteindre la Seizième Voie Galactica ? demanda la voix. Vous en êtes à des milliers d’années-lumière.
— Raisons personnelles…
— Raisons personnelles n’est pas une explication satisfaisante.
— Une femme… Je l’ai laissée là-bas et le temps est venu pour moi d’aller la rejoindre.
— Combien de membres d’équipage compte votre vaisseau ?
— Je suis seul. Mes équipiers ont été victimes de la guerre entre Ewe et Part-k.
Il avait estimé que l’évocation du conflit qui avait opposé les peuples ewan et partek enracinerait ses mensonges dans un environnement historique crédible. En tant qu’ancien agent du Jahad, le service secret de l’Église du Chêne Vénérable, il avait appris que l’art de la désinformation reposait en grande partie sur l’adjonction de détails vraisemblables, vérifiables. Il se rendit compte qu’il avait visé juste lorsque son invisible interlocuteur déclara :
— Nos agents n’ont pas donné de signes de vie depuis quinze jours sidéraux… Les Par teks ont-ils conquis la terre intérieure d’Ewe ?
— Est-ce là l’issue que vous souhaitiez ?
— Une question n’est pas une réponse !
— Je me suis présenté mais je ne sais rien de vous.
Pendant de longues minutes, seul le grésillement de l’émetteur troubla le silence de l’espace. Le Vioter regrettait d’avoir coupé les moteurs au moment où les trois bâtiments s’étaient dirigés vers lui. Certes, les propulseurs classiques de son vaisseau donnaient des signes de fatigue et le témoin d’alerte des réservoirs de carburant clignotait depuis plus de deux jours, mais il aurait pu tenter une manœuvre désespérée, une entrée en force dans l’atmosphère de Stegmon par exemple, si ses mystérieux vis-à-vis se montraient menaçants. Dans un réflexe machinal, ses doigts s’enroulèrent autour de la poignée de Lucifal, l’épée de lumière sagement enfouie dans le fourreau de cuir passé dans la ceinture de sa combinaison.
Les événements semblaient se liguer contre lui pour l’empêcher de rejoindre Déviel, la planète où les Garloups retenaient Saphyr prisonnière.
— Êtes-vous un espion d’Hamibal le Chien ? demanda la voix.
La question était désarmante de naïveté.
— Croyez-vous que je vous le dirais si j’en étais un ?
— Une question n’est pas une réponse.
— Je ne connais pas Hamibal le Chien. Je sais seulement qu’il s’est lancé à la conquête de la galaxie des Souffles Gamétiques.
La communication s’interrompit de nouveau. Le Vioter soupçonna ses interlocuteurs d’utiliser un analyseur vocal pour contrôler la véracité de ses dires. Un système relativement fiable mais lent, ce qui expliquait ces interminables pauses entre chaque échange.
— Nous n’avons pas prêté le serment d’allégeance au tyran de Cynis, reprit la voix. Les Stegmonites sont indépendants depuis plus de vingt siècles et tiennent à le rester. Vous en savez suffisamment sur nous pour répondre à la question.
— Quelle question ?
— Les Parteks ont-ils conquis la terre intérieure d’Ewe ?
Il décela une légère pointe d’agacement dans le timbre déformé par les haut-parleurs du récepteur.
— Leur armée a été engloutie tout entière sous des tonnes d’eau. En quoi cela vous intéresse-t-il ?
— Nous célébrons chaque défaite des alliés d’Hamibal le Chien comme une victoire.
— Puis-je trouver un propulseur hypsaut sur Stegmon ?
La voix se tut pendant quelques secondes qui semblèrent durer une éternité.
— La totalité de la flotte, vaisseaux et propulseurs hypsauts des compagnies intergalactiques a été réquisitionnée par l’état-major.
La réponse le frappa au plexus comme un coup de poing.
— Je n’ai donc aucune possibilité de quitter votre monde.
— Vous pouvez toujours essayer de sortir des Souffles Gamétiques avec votre rafiot, mais il vous faudra probablement plus de quinze années universelles pour atteindre la galaxie voisine. Désolé pour vous, sieur Ab-Phar ou qui que vous soyez, mais notre gouvernement a déclaré l’état de siège.
— Je n’ai pas quinze années à perdre !
Il se retint à grand-peine de frapper la cloison métallique de la cabine, rongée par une lèpre verdâtre.
— Il y a peut-être une… possibilité, avança la voix.
Elle observa un nouveau moment de pause comme pour mieux ménager ses effets.
— Votre analyse vocale nous indique que vous n’avez pas cherché à nous induire en erreur… hormis sur votre nom, ce qui reste anecdotique.
— Parlez-moi plutôt de cette possibilité ! s’impatienta Rohel.
— Notre proposition est liée à votre analyse, sieur visiteur, riposta la voix avec vivacité. Selon notre détecteur, vous jouissez d’une excellente santé, et donc d’une très bonne adaptabilité aux conditions extrêmes.
Le Vioter s’assit sur l’un des tabourets du tableau de bord et, au travers de la baie vitrée, laissa errer son regard sur la voûte céleste cloutée d’argent. Il avait deviné juste au sujet de l’analyseur mais il ne parvenait pas à percer les intentions de son invisible interlocuteur. Toutefois, il dépendait entièrement des Stegmonites pour continuer son voyage et il s’attendait à une contrepartie exorbitante.
— Les radars interstellaires annoncent l’arrivée prochaine de la flotte d’Hamibal le Chien dans notre système, poursuivit la voix. Dans moins d’un mois universel, ses milliers de croiseurs survoleront notre planète comme un essaim de lucioles ferrophages : les richesses minérales du sous-sol de Stegmon excitent bien des convoitises. Les techniciens qui travaillent pour le compte du gouvernement stegmonite préparent une riposte appropriée.
— Quel rapport entre ma santé, Hamibal et vos techniciens ? gronda Le Vioter.
— La patience n’est pas la principale de vos qualités, sieur.
— La concision n’est pas votre fort !
La tentation le traversa de presser la touche de préchauffage des moteurs, de pousser à fond la manette de pilotage manuel, de piquer tout droit sur les trois bâtiments alignés. Cette conversation commençait à lui vriller les nerfs. Il venait de passer quinze jours de solitude absolue dans l’immensité spatiale, se préservant de la folie du vide par d’incessants soliloques. Il était parvenu à conserver toute sa lucidité, mais les moindres contrariétés prenaient des proportions démesurées dans cet environnement de silence.
— L’arme mise au point par nos techniciens détruira Hamibal et ses chiens.
— Vous m’en voyez ravi, soupira Rohel.
— À condition qu’elle soit prête à temps, continua la voix sans tenir compte de l’intervention. Or il manque un élément essentiel à sa composition, un minerai : l’urbalt.
— Désolé : je n’ai pas chargé en urbalt avant de partir !
Il avait déjà entendu parler de ce minerai dont les isotopes radioactifs entraient pour une bonne part dans la composition de certaines bombes nucléaires.
— Sans urbalt, notre arme perdra 10 puissance 21 de sa puissance et ne pourra pas enrayer la progression des croiseurs d’Hamibal.
— En quoi puis-je vous être utile ?
— L’urbalt gît à l’état radioactif au fond de la grande faille tectonique de Tarphagène. Voici comment vous pouvez gagner votre transfert pour la Seizième Voie Galactica, sieur visiteur : descendez dans la faille avec l’équipe que nous sommes en train de constituer et ramenez les deux cents kilos de minerai nécessaires à l’achèvement de notre arme. Lorsque nous aurons défait le tyran de Cynis, nous mettrons un propulseur hypsaut à votre entière disposition.
Ce fut à Rohel de s’accorder un temps de silence avant de réagir. Il n’avait pas besoin de recourir aux services d’un analyseur vocal pour deviner que son interlocuteur occultait volontairement les risques inhérents à cette descente dans les profondeurs de Stegmon.
— Vous ne trouvez donc pas de volontaires parmi vos complanétaires ? demanda-t-il.
L’hésitation de son interlocuteur n’échappa pas à son attention.
— Des milliers d’entre eux sont descendus mais ne sont jamais remontés.
— La radioactivité de l’urbalt ?
— La lithosphère de Stegmon a bougé de manière sensible ces dernières années. Les plaques tectoniques se sont écartées et un fleuve de lave a submergé une grande partie des anciennes mines. La température y avoisine les huit ou neuf cents degrés. Malgré les scaphandres antithermiques, nos complanétaires ne résistent pas à cette chaleur.
— Je comprends pourquoi vous parliez de conditions extrêmes. Qu’est-ce qui vous fait croire que je pourrais réussir là où ils ont échoué ?
— Votre robustesse. Votre formidable rage de vivre. Nous devinons – et notre analyseur vocal nous le confirme – que vous êtes prêt à prendre tous les risques pour atteindre la Seizième Voie Galactica. Vous l’avez affirmé vous-même : vous n’avez pas quinze ans à perdre.
— Je risque de perdre bien davantage que quinze ans au fond de votre mine !
— Il vous sera toujours possible de juger sur place. Personne ne vous obligera à descendre. Si la difficulté de la tâche vous rebute, ce que nous comprendrions très bien, nous vous restituerons votre vaisseau et vous serez libre de repartir.
— D’autres inconscients ont accepté vos propositions ?
— Des hors-monde comme vous… Des repris de justice ou des émigrants attirés par les richesses minérales de Stegmon. Ils se sont retrouvés bloqués sur notre planète lorsque l’état de siège a été décrété. Il n’a guère été difficile de les convaincre de plonger dans le fleuve de lave : ce sont des mercenaires, des gens prêts à faire n’importe quoi pour gagner un peu d’argent ou, pour certains, reconquérir leur liberté.
— C’est vous qui le dites : n’importe quoi !
Rohel avait déjà arrêté sa décision. Avait-il vraiment le choix ? Cela faisait plus de sept ans qu’il était parti de Déviel et les Garloups n’attendraient sûrement pas quinze années supplémentaires. Ils exécuteraient leur prisonnière et chercheraient un nouveau moyen de créer à volonté des trous noirs, des passages entre le vide et l’univers de matière. Il avait engagé une véritable course contre le temps et, aussi absurde que parût cette perspective, ce détour par l’enfer d’une faille tectonique était peut-être le plus court chemin entre Saphyr et lui.
— Ça ne coûte rien d’aller voir, lâcha-t-il dans un souffle.
— Bienvenue sur Stegmon, sieur visiteur.
*
Alors que les quatre appareils se rapprochaient à grande vitesse de l’astroport d’Ychéon, la capitale stegmonite, la voix recommanda à Rohel de rester à l’intérieur de son vaisseau jusqu’à ce que l’inspection sanitaire lui ait donné l’autorisation de débarquer :
— Hamibal n’hésite pas à recourir à la guerre bactériologique, vous comprenez. Il expédie parfois des commandos suicides, bourrés de germes contagieux, sur les mondes qu’il s’apprête à conquérir.
Bien que les boucliers thermiques eussent chauffé de manière anormale, l’entrée dans l’atmosphère de la planète s’était déroulée sans anicroche. Ils avaient traversé une épaisse couche de nuages jaunes avant de survoler Ychéon, une immense agglomération qui s’étendait à perte de vue et dont les couleurs dominantes étaient le rouge, le brun et l’ocre. Le ruban sombre d’une gorge – la faille tectonique, peut-être ? – la traversait de part en part. Le Vioter distingua, dans le lointain, les crêtes dentelées d’une chaîne montagneuse.
Les appareils se posèrent en dérive sur les pistes habillées d’un béton grisâtre. Une agitation fébrile régnait devant les hangars métalliques où des mécaniciens vêtus de combinaisons noires s’affairaient autour de vaisseaux de toutes tailles. Des sondes de détection sanitaire jaillirent d’un bâtiment voisin et s’abattirent sur le vaisseau visiteur comme un essaim de mouches sur une charogne. Leurs rayons traversaient le métal, l’étoffe, la chair, et analysaient les cellules du corps sans recourir au prélèvement sanguin. Nombreux étaient les astroports des univers recensés qui utilisaient cette technologie, plus fiable et plus rapide que les anciens tests chimiques. Au bout de quinze minutes d’observation, la voix retentit de nouveau par le haut-parleur du récepteur.
— Vérification terminée. Aucun germe inconnu. Débarquement autorisé.
Le Vioter déclencha l’ouverture du sas principal et coupa les générateurs d’énergie magnétique. Lorsqu’il arriva sur le palier supérieur de la passerelle, il aperçut des hommes alignés en contrebas. Petits, massifs, vêtus des mêmes uniformes sombres et rigides, ils semblaient, sous le poids d’un écrasement permanent, avoir progressivement gagné en largeur ce qu’ils avaient perdu en hauteur. Rohel en comprit la raison lorsqu’il dévala les premières marches. Il eut la brusque sensation qu’un fardeau de plusieurs tonnes lui écrasait la nuque, les épaules et le dos. La gravité de Stegmon était d’une intensité nettement supérieure à celle de la plupart des planètes habitées. Les hommes se servaient généralement de correcteurs de masse pour calquer la pesanteur de leur monde sur l’indice de base, mais, plutôt que d’adapter leur monde à leurs besoins, les Stegmonites avaient choisi de s’adapter aux besoins de leur monde et avaient accepté la mutation physiologique qui en avait découlé. Le Vioter dut s’arrêter au milieu de la passerelle pour reprendre son souffle. Le simple fait de se tenir debout mobilisait une grande partie de son énergie. Le poids de Lucifal, qu’il avait glissée à l’intérieur de sa combinaison, le déséquilibrait sur sa gauche.
Amphotelle, l’étoile du système, faisait de furtives apparitions entre les nuages, déposant un voile rouille et brûlant sur les reliefs. Le vent soufflait en rafales et soulevait entre les pistes des tourbillons de poussière empourprée.
— Je vous souhaite la bienvenue sur Stegmon, sieur.
Rohel reconnut immédiatement cette voix, la même en plus clair que celle avec laquelle il avait conversé par l’intermédiaire du transmetteur.
— J’aurais dû vous prévenir que la masse de Stegmon génère une gravité supérieure à l’indice de base. Ne vous croyez pas obligé de dominer votre fatigue. Vous aurez besoin de deux ou trois jours pour vous habituer.
L’homme s’était détaché du groupe. Il ne dépassait pas le mètre cinquante et la largeur de son visage, de son cou, de ses épaules, accentuait sa ressemblance avec les créatures du système Killaïn. Son épaisse chevelure, d’un roux flamboyant, composait un étrange tableau avec son uniforme vert sombre, sa peau brune, ses lèvres rouge sang, ses yeux clairs, presque blancs, profondément enfoncés sous les arcades saillantes.
— Je suis le colonel K-L Tazir, officier de l’état-major de Stegmon. J’ai prévenu mon gouvernement de votre arrivée et il m’a dispensé des rapports et formalités d’usage. J’ai reçu l’ordre de vous conduire le plus rapidement possible sur les bords de la faille de Tarphagène. Vous vous reposerez pendant le trajet.
Lorsqu’il posa enfin le pied sur le sol stegmonite, Le Vioter dut puiser dans ses réserves d’énergie et de volonté pour ne pas défaillir. Une sueur abondante imbibait l’étoffe de sa combinaison.
— Y a-t-il un rapport entre la gorge qui traverse votre capitale et la faille tectonique ? articula-t-il avec peine.
— Vous avez le sens de l’observation, sieur. Une qualité précieuse pour un voyageur. La faille fait le tour de la planète. Tantôt elle n’est qu’une mince fissure de la croûte extérieure et ressemble effectivement à une quelconque gorge, tantôt elle mesure plus de cent kilomètres de largeur et plonge jusqu’à l’asthénosphère. Bien que sujette à de terribles colères, elle est notre principale richesse, notre corne d’abondance. Mais nous traverserons la cité impériale d’Ychéon pour nous rendre à Tarphagène et j’aurai tout le loisir de vous expliquer les particularités de notre monde. Nos techniciens réviseront votre vaisseau et le tiendront prêt à décoller au cas où vous déclineriez notre offre.
— Un tel désintéressement pourrait éveiller mes soupçons, insinua Rohel.
Il ne décelait cependant aucune intention sournoise dans les yeux clairs du petit homme. Il émanait de ce dernier une certaine droiture, une certaine noblesse. Mais peut-être utilisait-il une technique de contrôle mental pour dissimuler ses véritables sentiments. L’emploi du détecteur vocal révélait chez les Stegmonites une réelle tendance à la méfiance.
— Notre peuple sait se montrer accueillant pour les visiteurs en temps de paix. Et pour nos alliés en temps de guerre.
— Je ne suis pas votre allié.
— Pas encore. Mais vous le deviendrez bientôt.
— Vous êtes bien sûr de vous…
Le colonel K-L Tazir esquissa un sourire.
— Sûr de vous, sieur. Je sais juger les hommes.
Le Vioter et l’officier supérieur stegmonite se restaurèrent au mess de l’astroport avant de prendre place dans un avil, un appareil militaire qui effectuait les liaisons rapides entre Ychéon et les autres centres urbains.
Après avoir survolé le centre d’Ychéon, l’avil plongea à l’intérieur de la faille et se stabilisa à une vitesse de huit ou neuf cents kilomètres heure entre les parois resserrées. Le pilote, séparé de ses passagers par une cloison transparente, déploya les radars anticollision et passa en mode automatique. Les autres appareils, militaires ou civils, modifiaient leur trajectoire et lui cédaient systématiquement le couloir lorsqu’ils se présentaient en face. La densité du trafic et la vitesse des engins faisaient craindre à tout moment une collision dans un espace aussi restreint, mais les ordinateurs de bord calculaient instantanément les nouveaux paramètres et les dirigeaient vers les couloirs libres, supérieurs, inférieurs ou latéraux, intégrant également dans leurs données les multiples ponts et passerelles jetés en travers de la faille. Les rares piétons ne prêtaient aucune attention à ce ballet rugissant, et c’est d’un pas placide qu’ils franchissaient les quelques dizaines de mètres qui séparaient les quartiers est et ouest de la capitale stegmonite.
— La faille est le plus court chemin entre les villes principales de Stegmon, précisa Tazir. Comme vous pouvez le constater, notre avil est prioritaire, ce qui nous évite les désagréments des incessants changements de cap.
La ville s’incrustait sur les parois abruptes, comme aspirée par le précipice. Elle se perdait dans l’obscurité des profondeurs, où seuls de lointains halos lumineux trahissaient sa présence. Il ne s’agissait pas d’habitations troglodytes, comme sur certains mondes primitifs, mais de véritables constructions de pierres rouges ou noires érigées sur des terrasses étayées par des poutres métalliques et qui s’enkystaient dans la gigantesque toile d’araignée formée par les escaliers obliques et les ascenseurs aux cages transparentes. Leurs toits plats servaient à la fois de terrasses et de pistes d’envol pour les avils privés et les véhicules de transports en commun. De temps à autre, là où les surplombs saillaient comme des rostres, se déployaient des bandes de roche grenue, parsemées d’arbustes épineux et de buissons aux feuilles jaunes.
— Ychéon s’étend jusqu’à quatre mille mètres de profondeur mais la faille, elle, dépasse par endroits les cent kilomètres, déclara K-L Tazir.
— Qu’y a-t-il en bas ?
— Quelques exploitations de minerais rares et puis, tout au fond, la lithosphère. C’est un brusque mouvement des plaques qui a créé, il y a de cela trois mille ans, cette blessure tectonique. À Tarphagène, elles ne se sont jamais ressoudées et plus rien ne protège le manteau souple de l’asthénosphère, d’où les éruptions incessantes et les débordements de lave.
— Où sont vos cultures, vos élevages ?
— Notre production alimentaire est tout entière concentrée dans les serres hygrométriques d’Hellonique.
— À quelle période vos ancêtres se sont-ils installés sur ce monde ?
— Cela fait exactement 2 204 années universelles, soit vingt-deux siècles. Ils venaient de la Troisième Voie Galactica, guidés à travers l’espace par le grand visionnaire Elyas Stegmon.
— Cette planète n’était pas habitée avant votre arrivée ?
Les traits du colonel se crispèrent, comme si la question éveillait en lui des sensations douloureuses.
— Notre histoire mentionne les traces d’une ancienne civilisation non humaine.
Le Vioter s’absorba un long moment dans la contemplation des édifices, des ponts, des rampes de projecteurs et des aéronefs qui défilaient par les hublots du compartiment. Pour autant qu’il pût en juger, les femmes lui paraissaient moins comprimées par la pesanteur que les hommes. Elles n’étaient certes pas aussi élancées que les femmes des mondes à gravité ordinaire, mais elles n’avaient pas cette allure massive, grotesque, de leurs complanétaires masculins.
Il commençait à s’habituer à l’attraction de Stegmon, d’une intensité 1,213 fois supérieure à l’indice de base. Il n’avait plus la désagréable sensation d’être rivé au sol par d’invisibles et puissantes mains, et il pouvait effectuer les gestes les plus élémentaires sans avoir le sentiment de lutter contre un champ de forces antagonistes.
Au sortir de la ville, la faille s’élargissait et le trafic se clairsemait. Le pilote en profita pour passer à la vitesse supérieure. Une double déflagration salua le franchissement du mur du son.
— La nuit va bientôt tomber. Nous arriverons à Tarphagène demain à l’aube. Vous devriez en profiter pour prendre un peu de repos.
Joignant le geste à la parole, le colonel appuya sur un bouton situé sous l’accoudoir. Son siège se transforma en banquette dans un chuintement prolongé. Il sortit une couverture d’un compartiment inférieur et l’étala méticuleusement sur ses jambes.
Malgré sa fatigue, Le Vioter attendit encore un peu avant de l’imiter. À l’horizon, au-dessus de la faille ensanglantée, l’étoile Amphotelle se couchait dans un somptueux embrasement pourpre et mauve. Il fut gagné par un début de découragement mais, presque simultanément, une vague de douceur le submergea puis reflua en abandonnant une écume apaisante dans son corps, dans son âme.
Saphyr traversait en pensée l’espace et le temps pour l’assurer de son amour, pour proclamer sa foi en lui. Il ne chercha pas à contenir ses larmes. Il caressa la poignée de Lucifal au travers de sa combinaison. Les Stegmonites n’avaient même pas songé à le fouiller lors du débarquement.